8 4 6 A P P E N D I X B Enfin, après un exposé remarquable de M. Le Roy, M. Bergson, sollicité de parler, rap- pela dans la forme séduisante et imagée qui lui est coutumière ses idées sur la notion de temps qu’il a scrutée, comme on sait, avec tant de profondeur. Le temps bergsonien, qui est si j’ose ainsi dire une sorte de «temps propre de notre âme,» ce sentiment de notre propre écoulement est aussi par quelque côté le sentiment de l’écoulement des chôses qui nous en- tourent. Notre entourage participe à notre propre écoulement. Mais où s’arrête cet entoura- ge? Très loin de nous, nous pouvons imaginer d’autres consciences, des sortes de relais à travers l’Univers, et, par delà ces relais, une sorte de conscience universelle qui serait com- me leur intégrale, et pour laquelle tout l’ensemble des phénomènes s’écoulerait. Ainsi la notion bergsonienne de durée se fondrait à la limite dans une sorte de temps universel. M. Bergson croit pouvoir penser qu’il n’y a pas antagonisme entre cette manière de voir et la conception relativiste du temps. Si on ne peut pas démontrer la concordance des deux conceptions, on ne pourra pas non plus sans doute démontrer leur discordance. M. Bergson pense par ailleurs qu’il peut y avoir quelque chose d’incommensurable entre le temps intui- tif, qui est qualité pure, et le temps relativiste, qui est quantitatif. Pour conclure, il doute que la Relativité puisse se passer complètement du point de vue intuitif, lorsqu’il s’agit surtout de la notion de simultanéité des phénomènes dans laquelle il estime que nos sensations in- terviennent d’une manière variable. Einstein, dans sa réponse, ne partage pas, sur tous les points soulevés, la manière de voir de M. Bergson. Il estime que le temps des philosophes ne peut pas différer de celui des phy- siciens: c’est le même. Il faut assurément, dans la définition du temps, commencer avec le temps intuitif qui est le sentiment de l’ordre dans lequel se succèdent nos états de conscience, et qui nous est donné. Deux individus qui s’entendent constituent déjà une pre- mière étape vers le temps objectif car…du moins. Einstein affirme qu’il en est convaincu …, il y a des événements objectifs distincts des événements intimes. En ce qui concerne la notion de simultanéité de deux événements, Einstein rappelle qu’elle fut longtemps la mê- me pratiquement pour deux individus voisins, à cause de la grande vitesse de la lumière. Mais lorsqu’on analyse plus finement cette notion, et qu’on tient compte de ce que la pro- pagation de la lumière, pour rapide qu’elle soit, n’est pas instantanée, on arrive à la conclu- sion de la Relativité: que la simultanéité est une notion variable d’un observateur à l’autre. De l’avis d’Einstein, il n’y a rien dans notre conscience qui nous indique la simultanéité de la «contemporanéité» des événements: ceux-ci sont des êtres logiques, non pas psycholo- giques, et ils sont immédiatement donnés. Si les philosophes peuvent concevoir un temps abstrait, une sorte d’extrapolation de leurs états de conscience, il y a aussi un temps abstrait pour les physiciens: c’est le temps absolu de la science classique. En un mot, Einstein pense que «les philosophes n’ont pas un temps pour eux-mêmes.» Cela ne veut pas dire que la Relativité soit incompatible avec la conception bergsonienne du temps. Einstein estime que tout système philosophique raisonnable, c’est-à-dire cohé- rent, est toujours et nécessairement en accord avec les sciences physiques et naturelles. Ce sont là des variables indépendantes, comme disent les mathématiciens. Bref, une théorie scientifique n’est pas une philosophie, mais c’est quelque chose dont doit tenir compte la philosophie. Si la théorie de Relativité est exacte, toute philosophie [p. 162]