E I N S T E I N D I S C U S S E S H I S T H E O R Y 8 4 3 Mathématiquement ce terme ne peut pas devenir infini physiquement, pratiquement, le peut-il dans la nature? Non, dans le cas du soleil, mais oui peut-être, dans le cas d’un astre qui serait infiniment plus massif que le soleil. Einstein ne cache pas que cette question très profonde l’embarrasse quelque peu. «Si, dit-il, effectivement ce terme pouvait quelque part dans l’Univers s’annuler, alors ce serait un malheur inimaginable pour la théorie et il est très difficile de dire a priori ce qui arriverait physiquement, car alors la formule cesse d’être applicable.» Cette catastrophe qu’Einstein appelle plaisamment la «catastrophe Hadamard» est-elle possible, et, en ce cas, quels seraient physiquement ses effets? A ce moment de la discussion, j’ai cru pouvoir intervenir pour faire remarquer que si nous connaissons des étoiles beaucoup plus volumineuses que le soleil (comme Bételgeuse dont le diamètre égale 300 fois celui du soleil), en revanche pour les quelques étoiles dont on a pu déterminer les masses celles-ci se trouvent avoir un ordre de grandeur qui n’est ja- mais de beaucoup supérieur à celui de la masse solaire. D’autre part, il semble ressortir des travaux de l’astronome anglais Eddington que lorsque la masse d’un astre a tendance à s’accroître de plus en plus par l’apport gravitation- nel de matière extérieure, la température interne de cette masse croit rapidement et le rayonnement produit tend à chasser vers l’extérieur (en vertu de la pression de Maxwell- Bartoli) tout apport nouveau de matière, et à balancer l’effet attractif de la gravitation. Si bien qu’il y aurait, dans la nature même des choses, une limite insurmontable à l’accroissement de la masse d’une étoile celle-ci ne pourrait donc jamais dépasser énormé- ment la masse solaire. Ainsi la physique même des choses empêcherait que les conditions nécessaires à la production de la «catastrophe Hadamard,» (et qui sont l’existence d’astres incomparablement plus massifs que le soleil) fussent jamais réalisées. Einstein me répond qu’il n’est pas entièrement rassuré sur le résultat de ces calculs qui font intervenir diverses hypothèses. Il aimerait mieux quelque autre moyen d’échapper «au malheur que constituerait pour la théorie la catastrophe Hadamard.» Effectivement, à la séance suivante (le 7 avril), il nous a apporté le résultat d’un calcul qu’il avait fait au sujet de ce point délicat. Voici ce que montre ce calcul: Si le volume d’un astre augmente indé- finiment sans accroissement de sa densité (ce serait le cas d’une sphère d’eau) il arrive, bien avant que les conditions de la catastrophe Hadamard ne soient réalisées, que la pression au centre de la masse devient infinie. Dans ces conditions, en vertu de la théorie de Relativité généralisée, les horloges marchent avec une vitesse nulle, il ne se passe plus rien, c’est la mort, et par conséquent tout nouveau changement capable d’amener la catastrophe Hada- mard est devenu impossible. Einstein se demande si ce n’est pas peut-être là le cas où, sui- vant son expression, «l’énergie de matière se transforme en énergie d’espace,» c’est-à-dire où la masse se transforme en rayonnement. «C’est tout ce que je peux dire, conclut-il, car des hypothèses je ne veux pas en faire,» ce qui est presque le mot classique de Newton. M. Hadamard dans ces conditions se déclare satisfait, et croit impossible la catastrophe tant re- doutée. Telle fut la discussion d’un des points les plus curieux qui ait été soulevé au Collège de France. On conviendra qu’elle n’a manqué ni de saveur, ni de suggestive profondeur. Elle caractérise bien l’atmosphère idéale, toute saturée d’élan vers la pure vérité et détachée des contingences où se sont déroulées ces controverses à jamais fameuses. [p. 155] [p. 156]