8 4 0 A P P E N D I X B Rien n’est plus amusant que de voir côte à côte, devant le tableau noir, Einstein et M. Painlevé: le premier toujours calme, armé de celle patiente douceur que soutient une sécu- rité absolue le second, impétueux et vif, tout bouillant de l’effervescence des idées et des arguments le premier immobile, le second ne tenant pas en place et sans cesse en marche dans l’arène étroite qui court devant le tableau le premier pâle et avec quelque chose dans son attitude et sa dialectique qui respire la solidité inébranlable d’un bloc résistant depuis des siècles aux forces désagrégeantes le second tout coloré par l’afflux d’un sang ardent, avec dans ses gestes et ses raisonnements ces flammes soudaines et ces à-coups imprévus et brillants qu’on est accoutumé de voir donner l’assaut aux vieilles choses branlantes et renverser l’ordre accoutumé. A en juger par l’apparence de ces deux hommes qui, armés tous deux d’un morceau de craie, couvrent le vaste tableau noir des bataillons serrés de leurs équations opposées, il semblerait vraiment que c’est Einstein qui est le « conservateur » M. Painlevé qui est le «révolutionnaire.» Et pourtant, chose étrange, le contraire est vrai: c’est le premier qui bou- leverse de fond en comble l’édifice traditionnel où somnolait dans une fausse sécurité l’es- prit humain, tandis que le second se dresse comme un rempart devant la forteresse attaquée, devant la science newtonienne. La discussion a porté sur un point important de la théorie de Relativité restreinte. Elle s’est terminée, — comme on verra, — par un accord complet des deux interlocuteurs, et elle a abouti à dissiper complètement un malentendu qu’avait pu faire naître dans certains esprits cette première partie, ce premier étage du monument einsteinien. […] [Ce] qui choque M. Painlevé dans ces conséquences, c’est autre chose, c’est quelque chose qui, au premier abord, lui semble heurter la logique, c’est ceci: quand dans la théorie de Relativité restreinte on considère deux observateurs en mouvement l’un par rapport à l’autre, toujours on prend soin de préciser que les apparences observées par chacun chez l’autre sont réciproques. Si par exemple l’observateur A voit les mètres et l’horloge que porte l’observateur B, respectivement raccourcis et ralentis par sa vitesse, de même l’obser- vateur B verra les mètres et horloges portés par A raccourcis et ralenties dans les mêmes proportions. Cela résulte de ce que les vitesses de A par rapport à B et de B par rapport à A sont nécessairement identiques, et cette réciprocité est conforme au principe classique de Relativité. N’y a-t-il donc pas, demande M. Painlevé, une contradiction essentielle avec tout cela dans le fait que, dans l’exemple choisi, le chef de gare voit que l’horloge du rapide a retardé sur la sienne, tandis que le chef de train voit, d’accord avec le chef de gare, que l’horloge de la gare a avancé sur la sienne? La réciprocité qu’implique le principe de relativité ne de- vrait-elle pas exiger au contraire que le chef de train voie l’horloge de la gare en retard sur la sienne? D’ailleurs, si tel était le cas, on se trouverait en présence d’une absurdité, d’une impossibilité, car il est contraire au bon sens que si deux hommes voient au même instant et au même lieu où ils se trouvent deux horloges H1, et H2, l’un puisse voir H1 en avance sur H2 et l’autre H2 en avance sur H1. Comment sortir de tout cela, comment échapper à ces difficultés, à ces contradictions que certains seraient tentés de considérer comme rédhibitoires? [p. 145] [p. 148]